Un mythe de la bienveillance contemporaine – Félix Rueda

© Geoffroy Mottart – https://www.geoffroymottart.com/

Il y a une mutation accélérée de la civilisation, l’effet de l’immixtion de la science dans le monde, ce qui signifie que « nous avons quitté l’ère du malaise pour entrer résolument dans celle de l’impasse »[1]. Ici comme là « on prépare la science en rectifiant la position de l’éthique »[2].

Un nouveau code[3] s’est répandu, et a pénétré les profondeurs du goût de l’époque. Il est partagé et résonne dans divers domaines. À titre d’exemple, les signifiants utilisés par les activistes de l’urgence climatique qui dénoncent une « civilisation qui a conçu sa relation avec la nature en termes de domination et de prédation, au lieu de préservation, de soin et d’indépendance »[4]. La domination, la prédation sont des signifiants partagés avec la théorie du genre et la théorie raciale, par opposition aux idéaux tels que le soin et l’indépendance, qui font partie de ce qui doit être réalisé.

Un exemple significatif, qui implique des barrières ségrégatives, courantes dans les universités américaines, sont les safe spaces, où les étudiants peuvent se protéger de ces perspectives ou expressions qui entrent en conflit avec les leurs. Ce « mouvement est avant tout une question de bien-être émotionnel […] souligne l’objectif de protéger les élèves contre les préjudices psychologiques »[5].

Bien que le droit de ne pas être offensé existe dans toutes les traditions, la dimension discursive a changé, élargissant comme preuve d’une infraction tout comportement verbal considéré comme « inconvenant » lié au sexe, à la race, à la religion, à la nation ou au handicap. Cette preuve subjective crée une zone floue entre le droit et la morale, ce qui engendre un vaste débat sur la censure et la liberté d’expression[6]. Le subjectif devient ainsi politique, ce qui est au fondement des mouvements woke.

À cet effet ségrégatif causé par l’évaporation du père[7], Miller ajoute : « il n’y a pas seulement un visage ségrégatif, j’ajouterai qu’il y a aussi une aspiration au bien universel, que nous parlions tous bien, faisant fuir le mal de nos discours »[8].

Aspiration qui ne cesse d’être un nouveau mythe de la bienveillance[9], fondé sur la prise en compte de l’injustice distributive qui se jouerait dans n’importe quelle différence, en particulier dans le binarisme homme-femme. Cela conduit à une poussée pour la justice et prend la forme d’un nouvel impératif qui est présenté comme catégorique, malgré tout objet, que J.-A. Miller a décrit comme l’écoute sans interprétation[10], qui produit des effets d’angoisse et d’autocensure au moment de le remettre en question dans la sphère publique.

Ce que l’on trouve dans une analyse, c’est que l’impossible à supporter, qui pousse à la rébellion, est en soi et peut coïncider avec le théâtre intime du fantasme[11]. On y trouve une jouissance, une « invidia » de la jouissance, la jalouissance[12], dont il convient d’être avertis si nous voulons nous révolter de la bonne manière.

Références de l’auteur.
[1] Miller, J.-A., L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, Séminaire inédit du 20/11/96, p. 5.
[2] Lacan, J., « Kant avec Sade », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585 à 645.
[3] « Translations from the Wokish » ( Traductions du wokish ), New discours Pursuing the light of objective truth in subjective darkness, disponible en ligne à l’adresse : https://newdiscourses.com/translations-from-the-wokish/.
[4] Olabe. A., Necesidad de una politca para la tierra. Emergencia climatica en tiempors de confrontacion, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2022, p. 238.
[5] Lukianoff G. et Haidt J., « The coddling of the american mind » ( The Mime of the American Mind ), Atlantic, septembre 2015, disponible en ligne à : https://www.theatlantic.com/magazine/archive/2015/09/the-coddling-of-the-american-mind/399356/.
[6] Canto-Sperber M., Sauver la liberté d’expression, Albin Michel, 2021.
[7] Lacan, J., « Note sur le père », La Cause du désir, n°89, 2015, p. 8.
[8] Miller, J.-A., « Conversación con analistas españoles y rusos », Colleccion de la ELP, n°16, p. 17. Aussi en Miller J.-A., « L’écoute avec et sans interprétation », Lacan Web TV, 15 mai 2021, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=F56PprU6Jmk.
[9] Lacan, J., « Kant avec Sade », op.cit.
[10] Miller, J.-A., « Docil a lo trans », El deseo trans, Barcelona, RBA libros, 2022.
[11] Miller, J.-A., « Cómo rebelarse ? », Carretel, n°15, Bilbao, Grama, 2020, p. 93.
[12] Lacan, J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Seuil, collection Le champ freudien, 1975.

Traduction : Rosana Montani-Sedoud
Relecture : Véronique Outrebon

Image : © Geoffroy Mottart