Alors que la psychanalyse a longtemps été considérée comme une force subversive, elle serait aujourd’hui, au regard de certains, le dernier rempart de l’ordre patriarcal, pire la complice de son imposture ! N’est-il pas malhonnête de ne pas prendre en compte le travail accompli par Lacan pour dépoussiérer la psychanalyse de ses mythes ? Ce trajet est démontré par Dominique Laurent dans le texte où elle avance que « [l]’imposture paternelle […] ne procède que d’un trop de fonctions concentrées sur le terme de père »[1]. Elle fait valoir qu’à la fin d’une analyse, un écart se produit entre le père comme figure d’imposture et la fonction du signifiant-maître. C’est sur le père imaginaire, carent ou tout-puissant, et donc logiquement imposteur, que porte la critique du patriarcat. Mais sous le masque du père imaginaire se trouve dans l’analyse le signifiant-maître. Cela déplace la question de l’imposture, car le signifiant-maître n’est pas une imposture, mais une fonction nécessaire[2]. Elle soutient que « l’attitude droite à l’égard de S1 n’est pas la dénonciation de l’imposture, mais la reconnaissance de la posture d’exception »[3]. Ce qui conduit à mieux s’arranger[4] – disposition féminine, nous dit Lacan – avec les inégalités entre les singularités, condition nécessaire pour l’analyste, dont le désir est « d’obtenir la différence absolue »[5].
Ni orthodoxie ni dénonciation chez Anselm Kiefer qui nous propose une expérience bouleversante au palais des Doges, symbole par excellence de l’autorité suprême de l’ancienne République vénitienne. Il prend un chemin de traverse, comme c’est souvent le cas chez les artistes. Pour rejoindre son installation, nous passons de salles flamboyantes en escaliers dont la magnificence des décorations illustre la puissance de Venise sur les mers. Ce lieu où les plus grands ont peint nous plonge dans la splendeur et l’apparat. Et nous constatons, pour le dire avec la plume jubilatoire de Jacques-Alain Miller, « à quel point le pouvoir s’appareille, chaque fois qu’il y a pouvoir […], il y a décorum. Il faut qu’il y ait des places marquées, il faut qu’il y ait des costumes […] pour que l’on dise : ah ! là est le pouvoir »[6].
Après cette promenade, nous découvrons enfin, dans la majestueuse Sala dello Scrutinio, l’installation d’A. Kiefer constituée de panneaux gigantesques masquant la célébration du pouvoir vénitien de ses illustres peintres. L’artiste, à l’aise dans ce décor majestueux, le détourne, il nous plonge dans les mythes millénaires, et nous confronte à la noirceur du temps présent, à l’Histoire, la mémoire, la destruction et la régénération qu’il décline de tableau en tableau. Ses peintures composées de couches d’or, de plomb, de craie et de végétaux vibrent dans une atmosphère organique et minérale, aux accents graves où se côtoient champs gras et brûlés, vêtements abandonnés et lumière flamboyante. Véritable coup de poing esthétique qu’aucune signification définitive ne vient clore. Exception L.
[1] Laurent D., « La Contingence des exceptions », Conversation sur le signifiant-maître, Paris, Agalma, 1998, p. 40.
[2] Cf. ibid.
[3] Ibid., p. 42.
[4] Cf. Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 540.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 248.
[6] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les us du laps », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 26 janvier 2000, inédit.
Image : © Valérie Loiseau