Être en tant que jouissance ?
Mai 1968. Le Nom-du-Père, déjà bien ébranlé, est abattu. C’est l’ivresse de la révolution ! Excepté « les conservateurs », personne n’ose se référer au patriarcat. Jacques Lacan, « anti-progressiste »[1], réplique non sans malice : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez. »[2]
C’est fait, nous l’avons ! Pas sous la forme d’une nouvelle figure de « père », mais sous la forme de collectifs de modes de jouir qui exigent d’être en place d’agent dans les discours et le lien social. Être et jouissance : voilà déjà une première antinomie, puisque ces signifiants renvoient à des champs hétérogènes.
Woke : Ordre de marche qui tient à un « a » !
Dans l’argument de Pipol 11, Guy Poblome parle du retour en force du patriarcat : « Considéré comme système social, culturel et économique construit pour la domination et l’exploitation des femmes par les hommes, des minorités de race, de classe ou de genre par la majorité blanche, colonialiste, bourgeoise et hétéronormée, le patriarcat rassemble contre lui les luttes féministes, les idéologies dites woke, et l’activisme de la communauté LGBTQIA+ »[3].
La culture « woke » désigne le fait d’« être éveillé » ou « conscient » face à toutes formes d’intolérances sociales. Le wokisme exige la liberté d’expression pour tous, quitte à ne plus s’entendre parler. Ces mouvements militants infiltrent les réseaux sociaux, mais restent très compliqués à définir. Signifiant fourre-tout, le wokisme peut prendre un sens littéralement opposé selon qu’on se situe politiquement à droite ou à gauche. Aussi, « [q]uelle solution pourrait-on bien attendre du mot collectif en cette occasion, alors que le collectif et l’individuel, c’est strictement la même chose »[4] ?
Est-ce un retour en force du patriarcat ou un ordre de marche du retour de la jouissance tyrannique forclose que le mythe contient ? Quoi qu’il en soit, quelle ironie, car la dictature, l’autoritarisme des modes de jouir et de ses « lathouses »[5] sont bien des délires qui visent à forclore la parole et l’inconscient[6], en hallucinant un monde non différentiel, symétrique.
Le 1er décembre 1954, J. Lacan soutient : « C’est l’homme qui introduit la notion d’asymétrie. L’asymétrie dans la nature n’est ni symétrique, ni asymétrique – elle est ce qu’elle est »[7]. Ce qui veut dire que les concepts d’asymétrie et de différentiel nécessaires au champ du langage et de la parole ne sont pas « naturels ». Ils nécessitent un corps vivant parlant. Ainsi, le wokisme ne serait pas lié à l’autoritarisme patriarcal, mais bien à la tyrannie de la jouissance se présentant sous les traits d’idéaux groupaux auxquels aucun clan ou école n’échappe.
Logiques qui objectent à la tyrannie de la jouissance de l’Idéal
Pour objecter à cette tyrannie, je citerai, de manière non exhaustive, la féminité qui toujours défie le semblant et provoque à l’écriture[8], ce qui chez le parent épate sans écraser[9], ou encore ce qui soutient la butée de l’impossible[10] dans la tendance agressive de chacun.
Et, finalement, la recommandation de Jacques-Alain Miller face à l’Idéal, racine imaginaire de tout groupe/individu : « [i]nterpréter le groupe [en renvoyant] chacun des membres de la communauté à sa solitude, à la solitude de son rapport à l’Idéal »[11].
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 240.
[2] Ibid., p. 239.
[3] Poblome G., Clinique et critique du patriarcat, argument du congrès Pipol 11, publication en ligne : https://pipol11.pipolcongres.eu/argument/.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 43.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, op. cit., p. 188.
[6] Cf. Brousse M.-H., Abitbol S., Crozali C., Landriscini N., « En direct d’Identity Politics, avec Marie-Hélène Brousse », L’Hebdo-Blog, n°100, 26 mars 2017, publication en ligne : https://www.hebdo-blog.fr/en-direct-du-seminaire-de-marie-helene-brousse-identity-politics/.
[7] Lacan J., Le Séminaire, livre II, op. cit., p. 52.
[8] Cf. Laurent É., « Lacan, l’amour de la Féminité », La Cause du désir, n°112, novembre 2022, p. 75.
[9] Cf. Laurent É., « Parentalités après le patriarcat », Zappeur JIE7, publication en ligne : https://institut-enfant.fr/zappeur-jie7/parentalites-apres-le-patriarcat/.
[10] Cf. Ansermet F., « Les sources subjectives de la violence », Médecine & Hygiène, n°2457, novembre 2003, p. 2118-2122.
[11] Miller J.-A., « Théorie de Turin sur le sujet de l’École (2000) », La Cause freudienne, n°74, mars 2010, p. 135.
Image : © Elena Madera