La révolte contre le patriarcat ne date pas d’hier. De la révolution géocentrique copernicienne, en passant par l’obscurantisme qui s’élevait contre les Lumières, sans oublier mai 1968 ou encore les manifestations actuelles des femmes iraniennes, l’ordre établi a toujours subi les assauts de ceux qui en subissaient l’oppression ou qui s’asphyxiaient de l’air nouveau qu’un mouvement substituant venait à brasser.
La bataille contre le patriarcat est notamment discursive, idéologique, propagandiste. C’est à coups de censures et d’interdits qu’opèrent les mouvements antipatriarcaux plus radicaux qui, armés d’un discours creusé du vide que cachent mal les slogans qui le constituent – « hétéropatriarcat, société hétéronormée, racisme systémique, genre assigné à la naissance »[1] –, ravalent toute interrogation de leurs discours à une attaque qui porterait les marques de la domination du patriarcat. Cela a pu aller jusqu’à l’annulation d’un séminaire sur Darwin et le genre à l’Institut d’études de politiques de Paris parce qu’une des oratrices, Peggy Sastre, soutenait que la domination masculine était le fruit de l’évolution[2].
Il y a donc toujours eu (ou presque) des révoltes contre le discours dominant. Aux étudiants de « l’émoi de Mai [68] »[3], Lacan rappelait que « l’aspiration révolutionnaire, ça n’a qu’une chance, d’aboutir, toujours, au discours du maître. C’est ce dont l’expérience a fait la preuve. Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez »[4]. Et de préciser qu’à la révolution se restaure toujours l’ordre[5].
Peut-on s’autoriser ici à entendre Lacan comme analyste interprétant ce mouvement révolutionnaire et appréhender mai 1968 comme une formation de l’inconscient ? Le forçage semble plus doux si l’on considère la réaction de Lacan comme venant pointer l’événement de mai 1968 en tant qu’élément de la série des répétitions dont il aurait pris acte. Dès lors, le fait que, de tout temps, il y ait eu une opposition au discours dominant et qu’à celle-ci répondrait toujours un ordre établi qui, à suivre Lacan, semble appeler à son propre renversement, ne peut-il se lire avec la notion de nécessité dans son acception lacanienne, à savoir, comme ce qui ne cesse pas de s’écrire ? Le discours woke, par exemple, actualise la domination d’une norme qu’il tente de chasser en démultipliant les signifiants-maîtres. Ainsi, il répond à la domination du Un pour tous, par la promotion du Un-tout-seul.
Qu’aurait répondu Lacan aux révoltés d’aujourd’hui ? Nous ne le saurons pas, mais nous pouvons nous servir de ses indications : il s’agit moins de valider ou d’invalider les discours et mouvements émergents, de les hiérarchiser dans leur pertinence ou encore de s’élever contre eux que de maintenir en fonction la psychanalyse comme un « poumon artificiel »[6] ainsi que Lacan nous invite à la concevoir ; lieu de respiration d’où peuvent se poser les questions et s’ébaucher les réponses.
[1] Hénin E., « Wokisme : “La déconstruction est une machine de guerre contre la civilisation”, interview pour le Figaro, 27 mars 2023, disponible sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=eNepL6dQBYo.
[2] Cf. « Sciences Po au cœur d’une polémique à cause d’un séminaire annulé sur Darwin et le genre », Figaro Étudiant, 30 juin 2022, disponible sur Figaro.fr : https://etudiant.lefigaro.fr/article/sciences-po-au-coeur-d-une-polemique-a-cause-d-un-seminaire-annule-sur-darwin-et-le-genre_fa85f940-f629-11ec-a311-08ed0407f6e0/.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 240.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 239.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 240-241.
[6] Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, n°101, mars 2019, p. 13.
Image : © Catho Hensman