La quantification, le nouvel autoritarisme : mesurer le traumaVanessa Mikowski

© Martine Souren – http://www/martinesouren.be/

Dans son article « Neuro-, le nouveau réel », Jacques-Alain Miller met en relief la façon dont le système de quantification s’est implacablement infiltré dans le discours ambiant. Une indication précieuse sur la voie qu’empruntent la science, la justice et nombre de thérapies – mise en fonction de nouveaux maîtres – pour s’adresser désormais à un homme rendu « computationnel »[1].

Prenons le terme de trauma. Son nouvel usage a pris le devant de la scène avec l’émergence de celui de victime. L’épistémologie de la victimologie naît en 1949. Une des visées étant de nettoyer la victime du poids de la culpabilité. Cette modification va entraîner la récupération par la justice du domaine de la victimologie. La victime a des droits qu’il va falloir calculer. À cet effet, des psychiatres experts sont invités à se pencher sur la question. Et qui mieux que les neurosciences pourront en donner une graduation ? En faisant passer une IRM à des personnes diagnostiquées traumatisées, on mise sur la possibilité de repérer à l’image un foyer électrique, qui n’est pas présent dans les cerveaux non traumatisés. Et la science s’est mise en recherche de molécules qui diminueraient ce foyer.

Cet alliage de la science et de la justice face à la question du trauma conduit les sujets à se soumettre à un protocole, incluant un chiffrage de leur état somatique et psychique, s’ils veulent, par exemple, être reconnus « victimes directes » et se voir dédommagés. Le trauma est donc regardé par les neurosciences, puis mesuré par la justice, avant qu’on ne lui octroie une valeur marchande.

Ce recours au chiffrage du trauma a des effets retentissants, la science aux commandes égrène dans son sillage « un exclusivisme du S2 »[2]. Une démarche qui se veut autoritaire d’exclure le signifiant-maître.

Il n’est pas rare de recevoir des personnes qui, après avoir vécu un évènement qualifié de traumatique, cherchent à être quantifiées, mesurées, diagnostiquées. Cette mise en catégorie est basée sur un savoir qui renvoie à un autre savoir, le procédé est purement descriptif ; là où l’opération de la psychanalyse permet au sujet de tirer de son S1, du signifiant qui fait sa loi, qui ordonne sa vie, un savoir sur sa jouissance. Cette tentative de localiser le discours au niveau du S2 porte aux nues le chiffre comme « garantie de l’être »[3]. Le chiffre devient ainsi la marque de la différence, faisant de chacun de nous, des femmes et des hommes « comparables ».

Concluons en images. Voir du Pays[4], film de Delphine et Muriel Coulin, nous présente les effets délétères d’un autoritarisme sans nom.

Soldates de retour d’Afghanistan, Aurore et Marine, meilleures amies, en compagnie de leur section, sont en mission thérapie dans un hôtel 5 étoiles.

Au programme : nettoyage du trauma. Le « sas de décompression » propose des séances de débriefing sur fond de réalité virtuelle. Chacun transmettra sa part d’effroi qu’on lui demandera de quantifier sur une échelle de 1 à 10. Cette injonction à raconter le trauma met le cerveau au centre de l’expérience, réduisant ces soldats à des hommes mécaniques.

Le trauma ne cesse pas de ne pas s’écrire pour Marine comme pour un soldat dont le chien est mort sur le terrain, il le revoit courir en rond : « les chiens, ça finit toujours par se débrouiller tout seul », lui dit-on. Cet usage délicat du signifiant du sujet allège le jeune homme, une autre façon de faire avec le symptôme.

La proposition de la psychanalyse de s’orienter de la différence pure, à partir d’un déchiffrage au singulier, invite à une opération qui laisse place à un usage du chiffre à rebrousse-poil du phénomène de quantification : glaner les signifiants dans le corps du texte du parlêtre.

[1] Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 116.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p.  115.
[4] Coulin D., Coulin M., Voir du pays, film, France, Grèce, Archipel 35, Blonde, Arte France cinéma, 2016.

Image : © Martine Souren