La fiction d’un dieu mauvais constitue pour Bucky Cantor, personnage principal de Nemesis[1] de Philip Roth, un barrage transitoire contre l’identification à l’objet déchet qui le guette. La dénonciation du patriarcat y apparait comme un ultime rempart pour se protéger du gouffre de la responsabilité subjective.
Bucky Cantor n’avait jamais trouvé, jusqu’à cet été de 1944, à questionner sa destinée marquée par le décès de sa mère en couches. Il fut confié aux soins de ses grands-parents maternels, ces derniers lui firent le portrait d’un père biologique escroc, dont il s’agissait de se différencier.
Au moment où se passe la narration, ses amis sont partis à la guerre et lui, réformé du fait d’une myopie sévère, se voit privé d’un espace où il aurait pu prouver qu’il était un homme. Mais engagé auprès des enfants qu’il entraine en tant que directeur des sports, il témoigne d’un sens aigu du devoir qui le pousse à rester auprès d’eux lorsqu’une épidémie de poliomyélite éclate. Il y trouve plus que jamais l’occasion d’incarner les « idéaux de droiture et de force que lui avait inculqués son grand-père »[2], réalisant la « suridentification à une norme »[3] qui pallie son défaut de tenue phallique que les fiançailles avec sa bien-aimée viendront révéler. Mais l’idéal ne suffit pas à traiter ce réel qu’est la mort des enfants.
Ainsi, lorsque la maladie s’empare du quartier juif de Weeqahic, Bucky incrimine Dieu « pour avoir poursuivi d’une haine meurtrière les enfants de Weeqahic »[4]. Il devient dès lors insupportable pour lui d’« avaler le mensonge officiel selon lequel Dieu est bon, et de se prosterner servilement devant un implacable assassin d’enfants »[5]. Il lui substitue la fiction d’un « père tyran […] imposant une jouissance insupportable autant qu’arbitraire »[6].
Malgré la force de son engagement auprès des jeunes, Bucky cède face à la demande pressante de sa future fiancée à la rejoindre dans le camp d’été d’Indian Hill. Cette décision précipite sa chute où sa destinée de déchet va se révéler. Lui qui avait continué les entrainements malgré les risques encourus lâche cet idéal de père protecteur par amour. Très rapidement après son arrivée, des cas de poliomyélite se répandent dans le camp, touchant d’abord les enfants dont il partage le dortoir. Ainsi, en allant acheter la bague de fiançailles, un doute l’assaille et l’amène à aller faire une ponction lombaire. Il se découvre porteur sain du virus. Dès lors, la certitude de sa faute fait naître la haine de soi et le rend identique à ce mauvais père qu’est ce Dieu cruel. Il déclenche lui-même la maladie et décide, dans une ultime issue mélancolique, de s’extraire du monde en tant que déchet[7] : « J’ai voulu aider les gosses à devenir forts, […] et au lieu de ça, je leur ai fait un mal irrévocable. »[8] Il devient cet Autre qu’il abhorrait jusque-là. Entre le Dieu mauvais, fautif, et lui se forme une « coalition redoutable pour former un destructeur unique »[9], il s’attribue ainsi « la responsabilité du cataclysme »[10]. Il ne lui reste plus qu’à s’isoler du monde : « épargner à sa bien-aimée d’avoir un mari infirme »[11].
Incriminer Dieu l’a donc un temps préservé de l’aversion morale à l’égard de son propre moi en faisant exister un Autre méchant localisant la jouissance et recouvrant son réel d’objet déchet.
[1] Roth P., Nemesis, Paris, Gallimard, 2010.
[2] Ibid., p. 131.
[3] Marret-Maleval S., « Mélancolie et psychose ordinaire », La Cause freudienne, n°78, juin 2011, p. 249.
[4] Roth P., op.cit., p. 131.
[5] Ibid., p. 78.
[6] Laurent É., « L’irréductible place du père », Nobodaddy, blog PIPOL 11, 26 février 2023, disponible sur internet.
[7] Cf. Briole G., « La dignité du déchet », Mental, n°46, novembre 2022, p. 148.
[8] Roth P., op.cit., p. 258.
[9] Ibid., p. 252-253.
[10] Ibid., p. 261.
[11] Ibid., p. 260-261.
Image : © Catho Hensmans