Dans son livre Pour que je sois la dernière[1], Nadia Murad, porte-parole de la cause yézidie et lauréate du prix Nobel de la paix 2018, nous propose un récit autobiographique et politique.
Le 3 août 2014, l’État islamique est rentré dans Kocho, petit village yézidi d’Irak. Les femmes âgées et les hommes refusant de se convertir ont été tués, les jeunes femmes ont été enlevées et asservies au service domestique et sexuel des combattants à Mossoul. Nadia est l’une d’elles.
Le patriarcat traditionnel
Jusqu’alors, Nadia vivait dans un ordre patriarcal délimitant la place et la fonction des femmes : être mère et donner des enfants qui seront autant d’aide sur les terres agricoles. Des rituels jalonnent cet ordre.
Nadia est fascinée par la préparation esthétique des femmes à la fête de mariage. Dans une société où le mariage ne résulte pas d’une inclinaison des partenaires, mais d’une alliance entre familles, on peut avancer que ce rituel est une des façons de couvrir le réel du non-rapport sexuel. Les mariages étaient « l’essence même de Kocho »[2]. Avant d’avoir à quitter Kocho, elle avait, à la demande de sa mère, brûlé les photos de famille, mais avait sauvé sa collection de deux cents images de femmes en robes de mariées. À ses yeux, chacune était « une œuvre d’art »[3]. Nadia a inventé quelque chose de vivant à partir d’une image de femme qui se prépare au mariage.
Elle aime l’école et a le projet, très décidé, d’enseigner l’histoire pour rendre aux yézidis, exclus des manuels scolaires irakiens et désignés comme autres sur la carte de son pays, « la place qui leur revenait dans les cours d’histoire »[4].
Du père au pire
La deuxième partie du livre retrace sa période de captivité dans « un ordre nouveau »[5] – simulacre de patriarcat qui, sous couvert d’une organisation des fonctions des hommes (la guerre) et des femmes (l’esclavage sexuel), déchaîne la jouissance –, alors qu’elle avait connu les rigueurs du patriarcat avec sa fonction civilisatrice. Nadia passe d’une version classique du père dans sa culture à une des figures du pire. En effet, le terme de « mariage », au tribunal de Mossoul, désignait la dernière étape d’une destruction programmée des femmes ; conversion et vente étaient une « autorisation de viol que les combattants […] appelaient ‟mariageˮ »[6]. Ce qu’elle avait brodé sur le rituel du mariage qui organisait le non-rapport a volé en éclat. L’image de la femme qu’elle s’était construite s’est fracassée[7]. Ceci n’est pas sans évoquer ce que Lacan soutient : « le discours du capitalisme [c’est la] Verwerfung, le rejet en dehors de tous les champs du symbolique […] de la castration. Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons tout simplement les choses de l’amour »[8]. François Regnault, s’y référant, nous fait remarquer : « Qui contesterait que le discours de l’‟État Islamique” est exactement celui-là » ; « Daesh […] représente le stade dernier le plus accompli, le plus monstrueux, le plus agressif et le plus possessif »[9] du capitalisme.
Nadia témoigne de ce qui l’a aidée à tenir depuis que Abou B. a posé les mains sur elle, lui ordonnant de se taire : « Tu es une sabiyya[10], tais-toi. » Elle ne s’est pas laissée réduire à l’objet, elle a scindé le corps et la pensée – il peut avoir mon corps, pas mon âme[11] – et n’a cessé de « hurler mentalement »[12], mobilisant les souvenirs d’un monde qu’a fait exister sa mère : les traditions, l’histoire de son peuple, des histoires.
Elle rencontre des hommes tous pareils et sans paroles, sauf pour légitimer les violences sur les corps des femmes par la soumission à la volonté d’Allah et à sa Loi. « Allah n’est pas un père. Allah, c’est le Un. […] C’est le Dieu Un et unique. Et c’est un Un absolu, sans dialectique et sans compromis. »[13] Nadia indique que pour l’EI, il ne s’agit ni de foi ni d’amour de Dieu, mais de se faire l’instrument de la volonté de Dieu. Il s’agit là d’un monde réduit au binaire du « licite » et « illicite », qui produit une pure culture de la pulsion de mort.
S’en passer, s’en servir
Elle a fait le choix de la vie – « je me suis dit que j’allais peut-être vraiment mourir et j’ai su avec une certitude absolue que ce n’était pas ce que je souhaitais » – et a réussi à fuir. Aux interviews qui lui demandent de parler de sa vie au quotidien pendant sa détention, elle répond : « il n’y avait pas de vie, il n’y avait que la mort, les viols en série ». Elle veut parler de l’avenir des yézidis. Elle ne parle pas à partir d’une position de mère – ce qui était son destin –, de putain (viols en série), de victime (sabiyya) – c’est-à-dire une position relevant du père ou du pire –, mais à partir de son désir décidé de bien dire et transmettre son expérience du réel.
Après être passée par le pire, elle ne croit plus au patriarcat traditionnel. Elle se passe du père, mais s’en sert pour écrire. Son livre est destiné à inscrire les yézidis dans l’histoire. Elle n’enseigne pas l’histoire, mais raconte la sienne : « Mon histoire, relatée […] est [mon] arme la plus efficace »[14].
[1] Murad N., Pour que je sois la dernière, Fayard, 2017. Trad. de l’anglais, The last girl ; My story of captivity and my fight. Against the Islamic State, Tim Duggan Books, New York, 2017.
[2] Ibid., p. 129.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 62.
[5] Ibid., p. 212.
[6] Ibid., p. 213.
[7] Cf. ibid., p. 172.
[8] Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 96.
[9] Regnault F., « Les choses de l’amour », Lacan Quotidien, n°548, 27 novembre 2015, disponible sur internet.
[10] Esclave sexuelle.
[11] Cf. Murad N., op. cit., p. 214.
[12] Ibid., p. 176.
[13] Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », in Roy D. (s/dir.), Interpréter l’enfant, Paris, Navarin, 2015, p. 201.
[14] Murad N., op. cit., p. 425.
Image : © Claire Davis