Il y a un peu plus d’un an, l’invasion de l’Ukraine a eu l’effet d’un funeste réveil nous rappelant, avec Freud, que la pulsion de mort ne s’éteint jamais, et avec Lacan, qu’elle n’a pas encore offert « ses dernières conséquences »[1]. En lieu et place de cette tuché, c’est désormais une peur diffuse qui s’est installée face au sans limite promis par celui redevenu ennemi. Dans le monde d’hier, l’infinitisation nous brûlait les doigts par la libéralisation introduite à la fin de la guerre froide ; elle fait cette fois retour via la logique guerrière pour faire entendre que la haine de l’Autre peut toujours renaître de ses cendres. Pourtant, en se risquant chaque jour à déjouer la sombre tentative de pulvérisation du lien social, le combat ukrainien témoigne du paradoxe qu’un dernier sursaut d’union peut encore faire la force lorsque vole en éclat le filtre du fantasme de la mort.
De tout temps, la guerre a éloigné et séparé ceux qui auront accepté de payer le tribut du maître absolu de ceux qui auront fait le choix de la prudence et du retrait. Le 14 février, Le Monde relayait l’ambition gouvernementale française de « renforcement des ‟forces morales” » dans le but de conjoindre l’évolution de la menace au réveil général d’un esprit patriotique. Le défi semble de taille : par quelles voies « muscler les capacités de résilience de la société »[2] civile dans ce contexte, tout en restaurant la structure libidinale de l’institution militaire menacée d’une démobilisation de masse ?
Ces points de butée signalent l’évanescence d’un Idéal ne trouvant plus à fédérer autour d’un engagement commun. Freud avait déjà conclu à l’impossible de l’union de cet ensemble ouvert constitué par le monde civil, exceptant les deux foules artificielles que sont l’Église et l’Armée[3]. Or, ce constat infiltre désormais l’institution militaire qui peinerait à se régler sur le pas d’un Autre pour lequel « la vie mérite[rait] d’être sacrifiée »[4]. En effet, si le discours capitaliste œuvre à effacer le sujet au profit d’une jouissance individuelle branchée sur des objets de masse, qu’en est-il de ce sujet captif de la menace d’une guerre ? À cette impasse répond la difficulté à trouver dans le collectif un point de concernement, car « [t]andis que S1 unifie le sujet, petit a le divise »[5]. Et lorsque Lacan donne à l’armée son statut de discours, il spécifie le rapport du sujet à un S1, soit à un maître sous lequel ce dernier consentirait à s’inscrire. Désormais, le moi idéal prôné individuellement renforce la vacuité d’un Idéal du moi qui n’en passerait plus par la figure unificatrice du chef.
Aussi, l’un des enjeux du XXIe siècle se logerait-il dans les abîmes de l’initiation et de la transmission d’un Idéal – qui ne soit plus celui d’hier –, mais auquel l’on consentirait à croire afin de trouver à se rassembler autrement que dans la précipitation du réel de la mort ?
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 236.
[2] Vincent É, Pietralunga C., « L’armée française veut muscler les capacités de résilience de la société », Le Monde, 14 février 2023, disponible en ligne.
[3] Cf. Freud S., Psychologie des foules et analyse du moi, Paris, Payot, 1981, p. 52-60.
[4] Lipovetsky G., L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1989, p. 81.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Les divins détails », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 31 mai 1989, inédit.
Image : © Jos Tontlinger